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Moshem n’avaient pas oublié les deux princes chypriotes. Lors de leur précédente visite, ils étaient encore des adolescents, impossibles à différencier l’un de l’autre tant ils se ressemblaient, et parce qu’ils affectaient de se vêtir de manière identique. À présent, ils étaient devenus des hommes. Leurs traits, marqués par l’adversité, les faisaient paraître plus vieux que leur âge, vingt-deux ans. De fines pattes d’oie griffaient les côtés des yeux de l’un d’eux, durcissant son expression. L’autre en revanche affichait un visage plus avenant, un regard plus doux. Seules ces particularités permettaient de les distinguer, car ils portaient toujours des vêtements semblables.
Près d’eux se tenait un homme âgé en longue robe noire, d’une maigreur ascétique, au regard impassible. Moshem se souvint l’avoir aperçu cinq ans auparavant. Mais il ignorait quel était son rôle auprès des jumeaux. Il se promit d’approfondir la question. Sur la terrasse, une jeune femme à la beauté sensuelle et troublante le détaillait avec curiosité. La couleur dorée de ses yeux retint son attention. Masquant son étonnement, il déclara :
— Seigneurs, j’ai de bien tristes nouvelles à vous apporter.
Lorsqu’il eut expliqué la raison de sa visite, Tash’Kor affirma qu’il ne s’opposait en aucune manière à ce que les gardes inspectassent la demeure. Son frère et lui souhaitaient au contraire aider l’Horus dans sa recherche d’un criminel assez vil pour tuer une fillette. L’assurance qu’il décelait dans leur attitude incitait Moshem à penser que les Chypriotes n’abritaient pas le fugitif. Mais leur présence l’intriguait.
— Je ne m’attendais guère à vous rencontrer à Mennof-Rê, nobles seigneurs. Le roi n’a pas été averti de votre visite.
Tash’Kor, qui parlait toujours pour les deux, expliqua :
— Nous sommes arrivés voici seulement trois jours. Il s’est passé beaucoup de choses à Chypre depuis notre dernière visite, seigneur Moshem. Cette fois, nous ne sommes pas en visite diplomatique. Et nous n’avons conservé de prince que le titre. Notre père… ne règne plus sur l’île. Mais c’est un long récit, et je crains de vous importuner si vous êtes à la recherche de ce criminel.
— Pas du tout, Seigneur. J’aurais plaisir à l’entendre.
Tash’Kor invita Moshem à prendre place dans un fauteuil, sur la terrasse qui bordait le petit jardin intérieur. Quelques instants plus tard, des serviteurs apportaient du vin égyptien et des gâteaux fourrés aux dattes. Une esclave servit le vin dans des gobelets.
— Il y a cinq ans, mon père, mon frère Pollys et moi sommes venus demander l’aide de votre roi. Cette aide nous a été refusée. Je dois admettre que j’en ai voulu au roi Neteri-Khet, mais j’ai appris depuis les catastrophes qui ont frappé Kemit, et mon ressentiment a disparu. L’Horus Djoser a agi pour le plus grand bien de son peuple, et nous ne pouvons lui en tenir rigueur. Malheureusement, lorsque nous sommes revenus à Chypre, un parti ennemi avait profité de l’absence de Mokhtar-Ba pour s’emparer du trône. Le traître s’appelait Khoudir. Nous l’avons combattu pour tenter de reconquérir notre palais. Notre père fut tué pendant ces affrontements. Pollys et moi avons été contraints de fuir. Pendant deux ans, nous avons lutté contre l’usurpateur. Nous avons réussi à rassembler une grande partie de notre peuple et nous avons renversé Khoudir. Mais il est parvenu à s’enfuir, et il a trouvé appui auprès des Peuples de la Mer. Il les a convaincus de le soutenir. Il y a quelques mois, notre capitale, Alashia, est tombée entre leurs mains, et nous avons dû nous enfuir à nouveau. Seuls quelques-uns de nos fidèles serviteurs nous ont suivis. Nous nous sommes d’abord rendus à Ugarit, sur les côtes du Levant, puis à Byblos, dont le gouverneur nous a convaincus de venir chercher refuge à Mennof-Rê. Voilà toute l’histoire en quelques mots, Seigneur Moshem.
— L’Horus Neteri-Khet – Vie, Force, Santé – doit connaître votre présence dans sa capitale, nobles seigneurs. Il souhaitera certainement vous recevoir. Malheureusement, je crains que le malheur qui le frappe actuellement ne vous oblige à patienter un peu.
— Nous patienterons, Seigneur Moshem, conclut Tash’Kor. Que pouvons-nous faire d’autre à présent ? Par chance, nous avons réussi à sauvegarder une partie de notre fortune. Avec elle, nous espérons conclure des alliances qui nous permettront de renverser ce scélérat de Khoudir.
Comme Moshem s’y attendait, les gardes ne trouvèrent rien. Lorsqu’ils eurent terminé, il prit congé des Chypriotes. Il était presque certain qu’ils n’avaient rien à voir avec le crime. En revanche, leur présence à Mennof-Rê était surprenante. Il était peu probable que Djoser leur accorderait une aide qu’il avait refusée à leur père cinq ans auparavant. Pourtant, leur récit semblait véridique, et confirmait les échos qu’il avait reçus sur Chypre. Cependant, il se méfiait de Tash’Kor. Il sentait vibrer en lui une haine qui démentait ses paroles apaisantes. Mais était-elle dirigée contre ce mystérieux Khoudir, ou contre une autre personne ?
Après le départ de Moshem, Pollys prit son frère dans ses bras.
— Ne laisse pas la colère t’aveugler, Tash’Kor, Ce pays est magnifique et accueillant, les filles y sont belles et peu farouches. Pourquoi ne pas demander l’hospitalité à l’Horus Djoser ?
Tash’Kor se dégagea brusquement.
— Tais-toi ! Tu sais pour quelle raison nous sommes venus. As-tu déjà oublié tout ce que nous avons enduré depuis notre dernière visite ?
— Tu l’as dit toi-même : les Égyptiens ont souffert, eux aussi. La sécheresse, la famine et les épidémies les ont touchés également.
— Je m’en moque. C’était la punition que leur avaient infligée les dieux. Rien ne serait arrivé si Djoser nous avait accordé son aide. Dois-je te rappeler l’accueil qui nous fut réservé lorsque nous sommes rentrés les mains vides ? Le peuple furieux de notre échec, l’invasion du palais par des hordes hystériques, le saccage, le carnage, sans nom qui a suivi ? As-tu oublié le sort ignominieux de notre père, Mokhtar-Ba, embroché comme un vulgaire mouton, rôti sur la place et dévoré par les femmes et les vieillards ? Nous-mêmes n’avons dû la vie qu’à nos compagnons, qui se sont fait massacrer pour nous permettre de fuir.
Il serra les dents. Les événements ne s’étaient pas déroulés tout à fait comme il les avait racontés à Moshem. Malgré les années écoulées, il ne pouvait chasser de sa mémoire l’horreur qui avait suivi le retour à Chypre. Après l’échec de Mokhtar-Ba, le peuple s’était soulevé, et avait envahi le palais royal, mené par quelques chefs de bande hystériques, assoiffés de sang et de meurtres. Les magasins royaux avaient été pillés par les insurgés. Mais, lorsqu’ils avaient découvert qu’ils étaient pratiquement vides, la fureur des rebelles n’avait plus connu de limite. Une vague de démence avait frappé les belligérants affamés. Des images atroces demeuraient gravées dans son esprit : servantes violées et massacrées, esclaves traînés par les pieds, empalés et grillés comme des gorets. Le roi lui-même avait subi un sort identique. Ce chien de Khoudir n’avait pas eu grand mal à rassembler les mécontents et les Peuples de la Mer.
Quelques membres de la famille royale étaient parvenus à fuir et n’avaient survécu qu’en se cachant, pourchassés par les assassins à la solde du traître, dénoncés par des paysans qui crevaient de faim et auraient fait n’importe quoi pour un peu de nourriture. Tash’Kor ne pouvait non plus pardonner la mort de leur mère, qu’il avait vue s’étioler, s’affaiblir chaque jour un peu plus. Son frère et lui avaient subsisté dans la famine et la pauvreté jusqu’au moment où Khoudir avait été chassé à son tour, parce que le pays avait sombré dans le chaos le plus total. Dans différentes petites cités, des inconnus s’étaient proclamés rois, avaient levé des armées fantômes de paysans abrutis par la maladie et le manque de nourriture. Des affrontements sanguinaires avaient opposé les provinces, occasionnant au moins autant de victimes que la Mort Noire elle-même. Profitant de la confusion, les jumeaux avaient rassemblé une armée en invitant les ennemis d’hier à s’unir plutôt que de se combattre. Guidés par Jokahn et ses conseils éclairés, ils avaient reconquis la capitale, Alashia, au moment où la sécheresse et son cortège de cataclysmes s’achevaient. Après la victoire, Tash’Kor avait été nommé roi. Il avait pris son frère comme vice-roi. Pollys s’intéressait beaucoup plus aux femmes, à la musique et aux joutes armées qu’au gouvernement du pays, mais il en avait toujours été ainsi. Pollys laissait à Tash’Kor le soin de penser pour deux. En revanche, il lui apportait le grain de folie qui lui manquait. Et puis, Tash’Kor avait toujours tout partagé avec Pollys : les jeux, les femmes, et la nourriture lorsque celle-ci était rare.
Durant les deux années suivantes, ils avaient dirigé le pays, redistribuant les terres confisqués par de petits seigneurs de la guerre dont ils avaient dû combattre les hordes vindicatives. Mais Tash’Kor n’avait pas oublié la haine qu’il éprouvait envers Djoser et sa fille, la belle et perfide Khirâ, qui l’avait rejeté comme un vulgaire petit nobliau sans importance. Il était tombé fou amoureux d’elle. Depuis son retour de Kemit, il ne s’était pas passé une journée sans qu’elle vînt le hanter. Il ne lui pardonnait pas le mépris avec lequel elle l’avait traité. Il n’aurait de cesse de s’être vengé de l’affront subi, et des catastrophes qui s’étaient ensuivies.
Tash’Kor n’avait guère menti à Moshem. Il avait dû lutter de nouveau contre Khoudir, qui avait conclu une alliance avec les pirates infestant les côtes de Chypre. Des troupes de guerriers sans scrupules avaient aidé l’usurpateur à reconquérir Alashia. Une nouvelle fois, les jumeaux avaient dû fuir. Après s’être emparés du navire royal, ils s’étaient tout d’abord rendus à Ugarit, une petite cité située au nord de Byblos, où vivaient déjà quelques nobles Chypriotes exilés. Ils emportaient une petite fortune amassée par Jokahn en prévision d’un éventuel coup du sort.
Pollys déclara ;
— Que veux-tu prouver, mon frère ? Après tout, nous ne sommes pas si mal dans ce pays.
— Cela n’a aucune importance ! Je n’oublie jamais le tort que l’on m’a causé. Je veux faire payer le roi de ce maudit pays, et surtout sa fille, cette chienne qui m’a repoussé comme un vulgaire paysan. Un jour, Djoser recevra sa tête dans un panier. Et il saura que c’est moi qui l’ai tuée.
La fille aux yeux d’or se serra contre lui avec un sourire ravi. Pollys éclata de rire.
— Faut-il que tu aimes cette Khirâ pour la haïr à ce point !
— Tais-toi ! hurla Tash’Kor. Je suis venu ici pour me venger, et rien ne me fera reculer.
Pollys n’osa répondre. Parfois, son frère l’effrayait. Depuis toujours, il avait été le plus fort, le plus audacieux, le plus sombre aussi. Depuis les terribles épreuves qu’ils avaient traversées, il ne voyait plus que les mauvais côtés de la vie. Pollys le connaissait trop pour prendre ses intentions à la légère. D’ailleurs, qu’en était-il exactement de la nouvelle rapportée par ce Moshem, selon laquelle une princesse royale avait été assassinée ? Une angoisse brutale le saisit. Tash’Kor ne le tenait pas toujours au courant de ce qu’il faisait. Or, il s’était absenté longuement pendant l’après-midi. Lorsqu’il était rentré, il semblait surexcité. Bien sûr, il ne pouvait le soupçonner d’avoir tiré lui-même sur la fillette. Mais n’avait-il pas soudoyé un mercenaire pour accomplir cette tâche à sa place ? Seulement, sa cible, Khirâ, n’avait pas été atteinte. C’était sa sœur, la petite Inkha-Es, qui avait été touchée.
Mal à l’aise, Pollys se tourna vers lui et demanda :
— Qu’as-tu fait, mon frère ?